Territoires et territorialités

Quelques référencements théoriques

Le territoire est une variable explicative qui reste encore sous-utilisée (Arrighi, 2004), voire trop souvent encore négligée, dans les sciences de l’éducation. Il s’agit, comme le notait le récent colloque genevois Actualité de la recherche en éducation et formation (AREF), d’un point encore « presque aveugle » (Champollion, 2010). Mais de quoi parle-t-on exactement quand on convoque le territoire dans les sciences de l’éducation? Et de quel territoire est-il plus exactement question ?

Le « contexte » – ici donc territorial – n’est pas une réalité extérieure à l’élément que l’on cherche à comprendre (Lahire, 2012), comme pouvait l’être la première notion d’espace géographique, par exemple. Le territoire renvoie à un « construit » humain éventuellement réticularisé, qui consiste en un véritable « tissage » socio-spatial effectué progressivement par des « acteurs », que les habitants se sont avec le temps « appropriés », au point d’en tirer souvent une partie de leur identité collective.

Les différentes dimensions du territoire

Différentes « dimensions » traversent donc la notion complexe de territoire utilisée par les sciences de l’éducation et, plus généralement, par les sciences humaines et sociales :

  • La dimension « spatiale »

En tant que première dimension mise au jour, par les géographes au milieu du XXème siècle, elle a longtemps constitué le seul « cadre », physique, de la notion émergente de territoire.

  • La dimension « sociologique »

Repérée et analysée un peu plus tard à partir des années 1960, à la suite notamment des travaux de Bourdieu & Passeron (1964, 1970), la dimension sociologique du territoire, fondée initialement sur la notion de reproduction, s’inscrit dans le jeu social des acteurs territoriaux du territoire qu’elle caractérise (Grelet, 2004).

  • La dimension « politique « et « institutionnelle »

Liée aux politiques éducatives territorialisées (comme l’« éducation prioritaire » ou l’école rurale), ainsi qu’aux différents effets-maître, effets-classe et effets-établissement, elle a été mise en évidence dès les années 1980-1990 par des chercheurs de l’Institut de recherche sur l’éducation de l’université de Bourgogne, Duru-Bellat et Mingat (1988) entre autres (Bressoux, 1994).

  • La dimension « économique »

Intégrant les éléments constitutifs du tissu territorial (Frémont, 1976), elle inclut bien entendu les incitations et les financements émanant de l’Etat national et des collectivités territoriales concernées, ici principalement conseils généraux et conseils régionaux, municipalités parfois, ainsi que les fonds structurels européens ayant vocation à combattre les déséquilibres régionaux[1] ; mais elle comprend aussi l’élaboration de l’offre de formation, la construction des établissements scolaires[2] et la formation professionnelle [3].

  • La dimension « symbolique » ou « rêvée »

Identifiée dans les années 1990, notamment par le groupe de recherche sur la socialisation (GRS) piloté par B. Lahire, elle s’appuie essentiellement sur les représentations sociales du territoire concerné. Une part non négligeable de cette dimension symbolique, quittant de ce fait le registre de la représentation, correspond vraisemblablement à une intériorisation relevant de l’inconscient collectif, c’est-à-dire à un véritable habitus territorial, qui renvoie grosso modo à la notion de territorialité (Le Berre, 1992).

« Territoire » ou « territorialité » ?

Le territoire, si l’on ose une définition synthétique d’un concept non encore stabilisé qui par bien des aspects s’apparente à une « question socialement vive », représente un système en tension reliant un espace [réticularisé] au jeu social [aux actions, aux projets, aux représentations, etc.] de ses acteurs (Ormaux, 2008). Sous l’angle de sa dimension symbolique, inscrite et développée dans la durée, génératrice d’identité collective et d’appartenance sociale (Champollion & Legardez, 2008), le territoire constitue de facto une territorialité activée (Vanier, 2007), qui s’alimente d’une conscience collective (Caillouette, 2007). Plus généralement, le territoire peut être pris soit comme un « contexte » impactant l’éducation, ponctuellement ou bien globalement via des « effets de territoire[4] » (Champollion, 2005, 2008), soit comme un nouvel « acteur » éducatif (Feu & Soler, 2002) allant même – dans le cas de l’éducation au développement durable (EDD) – jusqu’à jouer un rôle de prescripteur de curriculum à partir de l’élaboration et de la réalisation de projets éducatifs locaux (Barthes & Champollion, 2012).

Plus généralement, dans les sciences de l’éducation, le territoire a d’abord été considéré comme un « contexte » impactant l’éducation, ponctuellement bien sûr – pensons à la forme scolaire des « classes à plusieurs cours » (Davaillon & Oeuvrard, 1998 ; Boix, 2003) – mais aussi plus globalement – via des effets de territoire (Champollion, 2005, 2008, 2011). A ce dernier titre, il a été montré que, dans les milieux montagnards français, le territoire ou plutôt la territorialité correspondante – toutes variables confondues – impactait réellement les résultats scolaires, les choix d’orientation et les trajectoires scolaires, en tant que contexte donc. De manière moins intense certes que la dimension sociologique, qui « explique » environ la moitié de la « variance expliquée » ou « inertie » liée aux facteurs contextuels, mais de façon tout de même non négligeable, la territorialité ou dimension territoriale symbolique « explique » plus de 20%[5] de la variance en zone de montagne.

C’est en se fondant sur cette notion socio-spatiale de territorialité, élaborée à partir des appuis scientifiques susmentionnés, qui a été utilisée depuis les années par l’Observatoire de l’école rurale, puis par l’Observatoire éducation et territoire qui lui a succédé en 2009, que l’équipe transversale chargée du concept de territoire au sein du projet ANR E2DAO a pu proposer d’approcher les relations complexes liant territoire et EDD.

PC

[1]Le zonage européen  des « zones défavorisées » dit « 5b » par exemple.
[2]Compétence exclusive des collectivités territoriales de tutelle des collèges et des lycées
[3]Compétence partagée.
[4]Bien que la territorialité soit majoritairement en cause dans les phénomènes décrits, le terme effet de territoire, qui a été le premier  « historiquement » employé, a été généralement conservé.
[5]« Précisément » 25% dans le cas de la zone de montagne française étudiée (Champollion, 2005, 2008).

Brève bibliographie

  • ARRIGHI, J.-J. (2004). « Les Jeunes dans l’espace rural : une entrée précoce sur le marché du travail ou une migration probable ». Formation-Emploi, n° 87
  • Caillouette, J. et al. (2007). « Territorialité, action publique et développement des communautés ». Economie et solidarités, 38, 1, pp. 9-23
  • Champollion, P. (2013). Les inégalités d’éducation et d’orientation d’origine territoriale. Paris : L’Harmattan
  • Champollion, P. (2011). Ecole et territoire : des impacts du territoire à « l’effet de territoire ». Habilitation à diriger des recherches (HDR) en Sciences de l’éducation. Université Paul Valéry. Montpellier.
  • Champollion, P. (2010). « La notion de territoire utilisée par l’Observatoire de l’Ecole Rurale ». In Alpe, Y, Champollion, P. & Poirey, J.-L. (coord.). L’Enseignement scolaire en milieu rural et montagnard, Tome 5, Après le collège. Besançon : Presses Universitaires Franc-Comtoises, pp. 59-65
  • Debarbieux, B. (2008). « Construits identitaires et imaginaires de la territorialité : variations autour de la figure du montagnard ». Annales géographiques, 660-661, pp. 90-115
  • Debarbieux, B. (1996). « Le lieu, fragment et symbole du territoire ». Espaces et sociétés, n° 82-83, pp. 13-37
  • Di Méo, G. (2006). « Les territoires de l’action ». Bulletin de la société géographique de Liège, n° 48, pp.17-25
  • Feu, J. & Soler, J. (2002). « Més enllà de l’escola rural: cap a un model integral i integrador de l’educació en el territori ». Temps d’Educació, n° 26, pp. 133-156
  • Grelet, Y. (2004). « La Reproduction sociale s’inscrit dans le territoire ». Formation-Emploi, n° 87. Paris : La Documentation Française
  • Lahire, B. (2012). Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales. Paris : PUF.
  • Le Berre, M. (1992). « Territoires ». In BAILLY, A., FERRAS, R. & PUMAIN, D. (dir.) Encyclopédie de géographie. Paris : Economica
  • Vanier, M. (2007). « Les Entretiens de la Cité des Territoires : Territoires, Territorialités, Territorialisation : et après ? ». Grenoble : PUG