Caractérisation pédagogique rapide de l’école rurale

Les différents éléments constitutifs de la classe « multigrade » et leurs interactions
(Extrait de la partie française du rapport final – rédigé par Pierre Champollion et Michel Floro – du projet de recherche international sur l’école rurale I+D+I EDU 13460 2009-2013 regroupant Chili, Espagne, France, Portugal et Uruguay piloté par l’université de Barcelone – Roser Boix)

Développée en milieu rural et montagnard pour essayer de répondre aux contraintes et aux défis de nature principalement géographique (enclavement, altitude), social (habitat dispersé, isolement) et démographique (déclin, exode rural), la « forme scolaire » connue sous le nom de classe « multigrade », c’est-à-dire de « classe à plusieurs cours » ou, dans sa modalité extrême, de « classe unique » dans une école, s’est progressivement imposée dans la majorité des écoles rurales et montagnardes. Cette forme scolaire originale, dont les bons résultats pédagogiques ont été attestés par de nombreuses études scientifiques antérieures, se compose de différents éléments qui, pris isolément, peuvent se retrouver dans d’autres types d’école que dans les écoles rurales et montagnardes. Car ce qui la caractérise en premier lieu, c’est l’interaction des divers éléments qui y sont rassemblés. Ces différents éléments, dont l’interactivité fonde le caractère systémique de l’école multigrade, sont au nombre de cinq :
– la flexibilité dans la gestion de la classe (de l’espace, du temps, du groupe, des programmes, etc.) ;
– la diversité des modalités de prise en charge pédagogique des élèves et des « méthodes » pédagogiques ;
– la simultanéité des activités pédagogiques mises en œuvre au bénéfice des différents groupes ou cours ;
– l’insertion de la classe et plus largement de l’école dans le territoire et, au-delà, dans le contexte d’ensemble environnant ;
– la posture généralement « accompagnatrice » de l’enseignant.

1. La flexibilité dans la gestion de la classe (de l’espace, du temps, du groupe, des programmes, etc.)
En fonction bien sûr des différents cours présents dans la classe – jusqu’à huit ! – et, surtout, des stratégies pédagogiques adoptées liées aux besoins éducatifs des élèves, les enseignants des classes rurales et montagnardes adaptent les modalités de gestion de leur classe : travail en classe entière pour favoriser la dynamique collective dans certaines disciplines plus particulièrement (éducation physique et sportive, éducation artistique, par exemple), travail par petits groupes (cours, groupes de niveau, groupe de besoin, etc.) pour faciliter la socio-construction des connaissances plus particulièrement dans les disciplines fondamentales (mathématiques, langue maternelle, par exemple), tutorat pour développer l’entraide, etc. De la même façon, ils adaptent l’organisation de l’espace pédagogique aux stratégies pédagogiques, ainsi qu’à la taille et au type d’activité des groupes (Jean, 2007).

2. La diversité des modalités de prise en charge pédagogique des élèves et des « méthodes » pédagogiques
Pédagogies innovantes de contrat, de projet, etc., dans la lignée des « icônes » pédagogiques Decroly, Montessori, Freinet, etc., et d’une façon plus large méthodes pédagogiques « actives » trouvent naturellement leur place dans la panoplie des méthodes pédagogiques utilisées par les enseignants des écoles rurales et montagnardes. L’utilisation, dans ce cadre, des outils numériques liés au développement des technologies de l’information et de la communication (travail sur ordinateur, utilisation d’internet, tableau blanc interactif, etc.) renouvelle aujourd’hui ces méthodes pédagogiques. Pensons, par exemple, à la correspondance entre classes ou à la préparation de sorties scolaires pour « compenser » l’isolement scolaire. Le choix de telle ou telle méthode pédagogique renvoie bien évidemment aux objectifs visés, aux caractéristiques constatées des élèves et aux stratégies d’apprentissage choisies.

3. La simultanéité dans la mise en œuvre des activités pédagogiques destinées aux différents groupes ou cours
Les différentes activités pédagogiques, lorsqu’elles ne concernent pas le groupe-classe dans son intégralité, se déroulent le plus souvent simultanément et non pas consécutivement. Les élèves d’un cours précis en vue d’un apprentissage spécifique travaillent avec l’enseignant de la classe (par exemple l’apprentissage de la lecture en cours préparatoire), tandis que les « plus grands » font en autonomie complète pendant ce temps-là un exercice d’application (par exemple, pour les élèves de cycle III, un exercice de mathématiques destiné à stabiliser l’acquisition de la règle de trois) et que les « plus petits », toujours pendant ce même temps, travaillent en atelier pédagogique sous la conduite d’une ATSEM (par exemple pour les élèves de première année de maternelle initiation aux différentes couleurs de l’arc-en-ciel via un atelier de peinture). Dans le même esprit, tous les élèves des différents cours d’une même classe peuvent travailler ensemble sur un projet commun avec des tâches spécifiques pour chaque cours correspondant aux âges et aux compétences de ces différents cours. Cette simultanéité pédagogique, surtout dans le premier cas susmentionné, est de nature à favoriser nettement la construction progressive de l’autonomie chez les élèves concernés.

4. L’insertion de la classe et plus largement de l’école dans le territoire et, au-delà, dans le contexte environnant
Il s’agit de l’utilisation régulière, comme matériau et / ou support pédagogique, du territoire environnant et, au-delà, du contexte immédiat et/ou proche historique, culturel, social, environnemental, etc. de l’école, ce que les italiens nomment « didactique du territoire » (Pesiri, 1998). Cette didactique du territoire vise notamment à éviter que les élèves aient besoin de s’acculturer, non seulement aux notions nouvelles qu’ils acquièrent, mais aussi préalablement à des matériaux pédagogiques « importés », via des manuels scolaires par exemple. Plusieurs disciplines se prêtent « naturellement » à ce type de didactique : l’histoire, les sciences de la vie et de la terre, l’éducation au développement durable, notamment. De façon un peu plus générale, ce type de didactique est susceptible de s’appuyer transitoirement sur les savoirs « locaux » contextualisés déjà détenus par les élèves pour construire les savoirs scientifiques universels des programmes scolaires. Plus largement encore, c’est du rôle éducatif du contexte local et de ses acteurs, qui est aujourd’hui conceptualisé sous le nom de « village éducateur » (Feu & Soler, 2002), qu’il s’agit au bout du compte.

5. La posture généralement « accompagnatrice » de l’enseignant
Ne pouvant pour d’évidentes raisons s’occuper à la fois de tous les cours de sa classe, les enseignants des classes « multigrades » adoptent très majoritairement une posture professionnelle plutôt « accompagnatrice » qui s’écarte de la posture traditionnelle plutôt « magistrale ». De cette contrainte naît une pédagogie de l’autonomie, tant comportementale au niveau des classes infantiles ou maternelles que cognitive au niveau de l’école élémentaire, qui sera de la plus grande utilité aux élèves pour leurs apprentissages ultérieurs. Cette autonomie se développe progressivement au bénéfice bien sûr des élèves pris individuellement, mais également au bénéfice de la gestion régulée des échanges dans le cadre du travail en petits groupes : la résolution de problèmes dans une perspective socio-constructiviste, par exemple, en est facilitée.

Tous ces cinq éléments se conjuguent, comme on l’a rapidement vu au travers de leurs descriptions précédentes, au travers d’interactions multiples développées par les enseignants des classes rurales dont le jeu global fonde le modèle d’enseignement et d’apprentissage « multigrade » . A contrario, le modèle « classique » de la « classe à un seul cours », qui reste de beaucoup le plus fréquent dans l’ensemble des cinq pays investigués, semble fonctionner avec les principaux éléments suivants : linéarité et successivité des activités pédagogiques programmées, posture plutôt « magistrale » de l’enseignant matérialisée par un bureau de l’enseignant installé en face des rangées de tables des élèves, organisation de l’enseignement strictement calquée sur les programmes scolaires, etc. Mais ce modèle classique d’extraction plutôt urbaine, qui paraît a priori se différencier nettement du modèle « multigrade » d’extraction plutôt rurale, n’a pas fait l’objet des investigations de la part de l’OET, qui n’a été consacré qu’à l’école rurale et montagnarde…

PC-MF