La question du curriculum ?

Le curriculum : quelques éléments de définition

La notion de « curriculum » est apparue dans les années 1960, et a connu un très important succès en sociologie et dans les sciences de l’éducation. De ce fait, de nombreuses définitions coexistent, qui peuvent se regrouper en  deux grands courants d’analyse. Pour le courant didactique, la forme et le contenu résultent des caractéristiques propres des disciplines enseignées, des modalités de la transposition didactique (Chevallard, 1985) et de conceptions pédagogiques. Pour la  sociologie de l’éducation, le curriculum apparaît principalement comme un construit social, qui traduit des postures idéologiques et des rapports de pouvoir. Ainsi, pour M. Young, le projet d’une sociologie du curriculum conduit  à analyser les « modes de sélection, d’organisation, de légitimation des savoirs incorporés dans les curricula scolaires » (Forquin, 1990, p.114).

Le  curriculum possède trois aspects bien distincts.

Le curriculum formel  désigne l’ensemble hiérarchisé et institutionnalisé des contenus, des tâches scolaires et des procédures, qui définit ce qui est censé être enseigné et appris, selon un ordre déterminé de programmation, dans une situation d’apprentissage généralement définie par un contexte scolaire (classe, école, année, etc.). Il suppose donc l’existence d’un caractère cumulatif du savoir, présenté dans un ordre de complexité croissante. Le curriculum véhicule aussi des «ensembles typiques de questions, de procédures et de réponses socialement approuvées » (Forquin, 1990, p.109). Ce qui est réellement enseigné et pratiqué constitue le curriculum réel, toujours plus ou moins en décalage avec son homologue formel, ce qui ouvre la question des écarts entre curriculum réel et formel…

Le curriculum caché fait l’objet de diverses interprétations selon les auteurs. Pour P. Perrenoud (1993), il peut relever de la « simple ignorance », parce que l’expérience d’un apprenant n’est pas observable, d’un « flou fonctionnel »,  mais aussi de l’implicite : c’est ce qui va sans dire, ce qui relève de l’évidence. Il peut être aussi ce qui est occulté, pour différentes raisons. Certaines  sont relatives à l’apprenant qui est alors considéré comme inapte : l’omission repose sur une hypothèse concernant les capacités d’apprentissage de l’apprenant. D’autres relèvent de l’action involontaire de l’éducateur : il inculque, sans en être conscient, un modèle culturel dont il est porteur ; ou bien de son action volontaire : il s’agit alors d’un formatage idéologique. Pour certains auteurs (Nozaki & Apple, 2002), la mise en place d’un curriculum aboutit systématiquement à la construction d’un curriculum caché, dans la mesure où le curriculum est toujours  une sélection de savoirs sélectionnés par des groupes d’intérêt en situation de pouvoir dans la société.

Enseignement en milieu rural et montagnard  et curriculum

A l’école, la question du curriculum apparait le plus souvent sous la forme d’une interrogation sur les contenus de savoirs transmis : l’aspect le plus évident est le débat récurrent sur les « programmes scolaires »… Il s’agit de savoir ce qui doit être enseigné (et comment, et à quel niveau…), mais aussi de savoir si les contenus doivent être les mêmes pour tous.  Au-delà de l’affirmation séculaire de « l’école pour tous », de très nombreux auteurs se sont interrogés sur  l’uniformité ou l’homogénéité des contenus scolaires. Il était donc inévitable que la question se pose pour l’école rurale et montagnarde, souvent considérée comme « spécifique »…

Il est clair qu’il n’y a pas – par exemple – de « mathématiques rurales », et que les fondamentaux sont sensiblement les mêmes partout. Mais les modalités de la socialisation scolaire dans l’école rurale et ses dispositifs spécifiques (concernant surtout les très petites écoles) peuvent  produire des modulations dans certains domaines. La proximité du « terrain », de la « nature », l’accès réputé plus facile à l’environnement, tous ces éléments sont souvent considérés comme des facilités offertes aux enseignants en milieu rural. A l’inverse, la petite taille des unités, le manque de moyens financiers, l’isolement ou l’éloignement sont considérés comme des handicaps (Alpe, 2006) qui pèsent sur l’action pédagogique. Mais on voit qu’il s’agit surtout de modalités de l’enseignement, et non de contenus fondamentaux.

La question peut s’étendre à d’autres types de savoirs. Plusieurs programmes internationaux ont pointé l’importance pour l’éducation populaire (surtout dans les pays pauvres) de la reconnaissance des savoirs « locaux » ou « indigènes » (programme LINK « Local and indigenous knowledges » de la Banque mondiale). Là encore, ces savoirs sont réputés plus accessibles à l’école rurale, par la proximité avec les acteurs locaux (familles, producteurs, édiles, …).

Dans le même ordre d ‘idées, le « territoire » a fait un retour remarqué dans le monde scolaire. L’identité territoriale, la culture locale, les patrimoines locaux (matériels et immatériels), la sensibilisation aux problématiques environnementales (par exemple sous la  forme d’une éducation au « développement durable ») constitueraient des questions plus facilement accessibles en milieu rural et donc plus susceptibles de mobiliser les élèves et les formateurs, compensant ainsi les handicaps supposés évoqués ci-dessus.  Mais s’il est vrai que ces éléments font souvent partie de stratégies pédagogiques (parfois soutenues par l’institution scolaire), là encore on ne peut, dans l’état des recherches sur ce sujet, en tirer des conclusions sur une éventuelle spécificité des contenus de l’éducation en milieu rural.

Enfin, certaines politiques éducatives ont pu encourager des orientations particulières de l’enseignement en zone rurale et de montagne, mais surtout dans le domaine de l’enseignement professionnel : c’est le cas évidemment de l’enseignement agricole en général, mais aussi d’expériences menées dans les années 1980 en France : formations à la « pluriactivité montagnarde » dans certains lycées professionnels[1] ou agricoles[2], par exemple, ou bien encore « préformations aux métiers sportifs de la montagne » dans quelques établissements[3] (Champollion, 1987). Là, il y a bien introduction de contenus spécifiques, au nom d’une « adaptation locale » des programmes qualifiants aux réalités socioéconomiques (prônée par la DATAR dans le cadre des « schémas de massif » des années 1980 et soutenue par la Fédération française d’économie montagnarde – FFEM – dès le début du processus), dont on retrouve aussi trace dans les programmes des IUT, qui se sont toujours voulus en phase avec leur environnement local, ainsi que dans la formation professionnelle continue (l’exemple des formations complémentaires d’initiative locale – FCIL – développées dans les années 1970-1980 dans le cadre régional est particulièrement éclairant à cet égard).

YA

 

Références 

Alpe, Y. (2006). Existe-t-il un « déficit culturel » chez les élèves ruraux ? Revue Française de   Pédagogie n° 156, juillet-août-septembre 2006, pp. 75-88.

Champollion, P. (1987).  Evolution de la prise en compte de la pluriactivité dans les différents systèmes de formation. In Actes des journées « Politique de la montagne », Université Joseph-Fourier, Grenoble : CEMAGREF, pp. 243-250.

Chevallard, Y. (1985). La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné . Grenoble : La Pensée sauvage.

Forquin J., (dir.) (1990). Sociologie de l’éducation, dix ans de recherche. Paris : INRP/L’Harmattan

Nozaki and Apple (2002). Ideology and curriculum. Dans D. L. Levinson, P. W. Cookson, Jr. et A. R. Sadovnik (Ed.), Education and sociology, an encyclopedia (pp. 381-385). New York : RoutledgeFalmer.

Perrenoud, P. (1993). Curriculum : le formel, le réel, le caché. In Houssaye, J. (dir.) La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui. Paris : ESF, pp. 61-76.

[1] Embrun, Annexe de Valmeinier à Saint-Michel de Maurienne, par exemple.

[2] Lycée agricole  de la Motte-Servolex en Savoie, par exemple.

[3] Lycée de la Mure, Annexe de Valmeinier à Saint-Michel de Maurienne, par exemple.